Tout au long de la pandémie, nos études de séroprévalence ont facilité la prise de décision en matière de santé publique.
En avril 2020, lorsque le gouvernement fédéral a mis sur pied le Groupe de travail sur l’immunité face à la COVID-19, la Société canadienne du sang a immédiatement proposé son aide en lui fournissant une source d’information cruciale : les données sur les taux d’anticorps contre la COVID-19 dans le sang de donneurs de tout le pays. En deux ans, nous avons analysé près d’un demi-million d’échantillons de sang de donneurs dans le cadre de ce qui est devenu l’une des plus vastes études nationales de la séroprévalence — le niveau d’immunité contre un agent pathogène particulier établi à partir de l’analyse du sérum sanguin de membres d’une population donnée. (Héma-Québec, le fournisseur de sang au Québec, a également contribué à l’étude.)
« Dès la fin du premier été de la pandémie, en 2020, nous avons pu faire d’importantes constatations, affirme le Dr Timothy Evans, directeur administratif du Secrétariat du Groupe de travail sur l’immunité face à la COVID-19. À cette période, les provinces effectuaient encore beaucoup de tests de dépistage, et pourtant, on ignorait le nombre d’infections potentiellement non détectées, notamment chez les personnes asymptomatiques. Les données sur la séroprévalence ont permis d’avoir une meilleure idée de la situation et ont révélé qu’en réalité, très peu de Canadiens avaient été infectés par la COVID-19. Les mesures de santé publique adoptées avaient donc fonctionné, mais cela indiquait également aux autorités anticipant une vague de cas à l’automne qu’elles ne pouvaient pas compter sur l’immunité généralisée découlant d’infections passées pour atténuer son impact. »
« Certains avaient avancé l’idée que 30 à 40 % de la population avait probablement déjà été infectée, alors que le chiffre réel était de moins d’un pour cent, explique le Dr Evans, qui est également le premier directeur de l’École de santé des populations et de santé mondiale (ÉSPSM) à l’Université McGill. Il était donc évident que le risque de deuxième vague était important. »
Lors de la deuxième vague à l’automne 2020, les données sur la séroprévalence fournies par la Société canadienne du sang montraient qu’en général, les taux d’infection restaient bien inférieurs à 5 % de la population adulte, et lorsque les vaccins sont devenus accessibles début décembre, les données de l’étude continuaient d’indiquer de faibles niveaux d’immunité acquise par l’infection. « Il était très clair pour les décideurs que la seule voie vers l’immunité collective était le déploiement rapide de la vaccination, explique le Dr Evans. C’est donc ce qu’a fait le Canada. »
Un travail d’équipe extraordinaire
Les dépistages et analyses sanguines effectués dans le cadre de l’étude de la séroprévalence sont réalisés au siège social de la Société canadienne du sang, à Ottawa — dans un laboratoire dont le démantèlement était déjà prévu lorsque Craig Jenkins, un ancien technologue de laboratoire médical et consultant en technologie auprès de notre équipe d’innovation, a été invité à le transformer pour cette nouvelle initiative.
« J’aime me lancer dans des défis, même si je le regrette parfois, s’exclame Craig en riant. Je suis fermement convaincu qu’une fois qu’on a décidé quelque chose, si on adopte la bonne approche, tout est possible. »
Craig et une équipe de collègues de l’organisation ont réuni tout l’équipement et le personnel nécessaires et défini les procédés à une vitesse qui a impressionné la chercheuse principale de l’étude, Sheila O’Brien. « Habituellement, il faut six mois à un an de planification pour que tout se mette en place, explique la directrice associée du service d’épidémiologie et de surveillance. Ils ont réussi à monter le laboratoire en un mois. »
Craig attribue cette réussite à l’esprit de collaboration, une des valeurs fondamentales de notre organisation : « Beaucoup d’éléments entraient en jeu, comme les employés qui ont installé le câblage électrique, changé la plomberie et déplacé de grandes parties du laboratoire. Un vrai travail d’équipe. »
Au cours de la première semaine d’analyse, Craig a pu compter sur un groupe de collègues dévoués, dont la Dre Chantale Pambrun, notre directrice médicale de l’innovation et de la gestion de portefeuille. À raison de journées de travail de 14 heures, ils ont réussi à atteindre la cible initiale de 10 000 échantillons. Depuis, cette équipe pleine de ressources a pu fournir des données en continu malgré de nombreux obstacles, comme la difficulté d’embaucher du personnel de laboratoire sur un marché de l’emploi étroit ou la pénurie mondiale d’embouts de pipettes. Lorsqu’un des congélateurs du laboratoire a cessé de fonctionner, risquant de compromettre les échantillons sanguins, l’équipe de la logistique à Ottawa a réussi à sauver la donne en acquérant un camion frigorifique.
Suivre l’incidence des vaccins
Les échantillons sanguins des donneurs arrivent au laboratoire de partout au pays (à l’exception du Québec et des territoires du Nord) en passant par les établissements de dépistage de la Société canadienne du sang à Calgary et Brampton. Une fois le dépistage des anticorps contre la COVID-19 effectué, les spécialistes de l’information combinent les résultats de chaque échantillon avec les données anonymisées sur les donneurs correspondants (âge, sexe, origine ethnique et lieu de résidence). L’équipe de Sheila O’Brien utilise ensuite ces données pour préparer régulièrement des rapports à l’intention du groupe de travail.
L’arrivée des vaccins à la fin de 2020 a naturellement été célébrée partout au Canada, mais elle a aussi posé de nouveaux défis pour l’étude. Nos méthodes et équipements de dépistage initiaux ne permettaient de détecter que les anticorps produits à la suite d’une infection. Alors que la population se faisait vacciner, il nous fallait continuer de détecter l’immunité acquise par l’infection, tout en mesurant également les anticorps résultant de la vaccination. Il a donc été nécessaire de reconfigurer le laboratoire afin d’installer de nouveaux analyseurs, ainsi que d’adapter les procédures à suivre.
Le flux continu de données sur les anticorps résultant d’une infection s’est avéré particulièrement utile à partir de la fin 2021, lorsque le nombre de cas de COVID-19 est monté en flèche (principalement en raison du variant Omicron), alors même que le taux de dépistage communautaire chutait, si bien qu’une infime fraction seulement des infections était enregistrée. Même si on a maintenu une certaine surveillance de la COVID-19 grâce à l’échantillonnage des eaux usées, l’étude de la séroprévalence en cours a permis d’obtenir des estimations bien plus précises du nombre réel d’infections.
« Les données obtenues à partir des dons de sang ont plus d’importance que jamais dans le contexte d’Omicron, qui a complètement submergé les systèmes de dépistage des infections aiguës », explique le Dr Evans. Depuis, la fréquence des rapports de l’étude de la séroprévalence est passée de mensuelle à bimensuelle, et les données révèlent que près de 50 % des Canadiens ont été infectés pendant la vague Omicron. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère d’immunité hybride.
Déceler les tendances générales de la COVID-19 au Canada
En combinant l’analyse des échantillons sanguins à d’autres renseignements sur les donneurs, nous avons aussi contribué à dresser un portrait plus clair de la santé publique. « Nous sommes aujourd’hui en mesure de tracer un lien entre les taux d’infection et les principaux déterminants sociaux de la santé, explique Sheila O’Brien. Nous avons notamment constaté que les donneurs racisés étaient plus susceptibles que les donneurs blancs d’avoir contracté la COVID-19. Le même constat peut être fait pour les donneurs qui vivent dans des quartiers défavorisés financièrement. »
Les prochaines étapes promettent d’éclaircir encore plus la question de savoir si les taux d’anticorps peuvent être liés à d’autres informations sur la santé (dans les provinces où ces données sont accessibles — encore une fois, en ayant recours à des méthodes protégeant la vie privée des donneurs). Il pourrait s’agir de détails sur les antécédents de vaccination contre la COVID-19 du donneur, la date et la marque de chaque dose de vaccin, ainsi que tout antécédent d’infection confirmé par un test en laboratoire. « Cela ouvre des perspectives très intéressantes pour mieux comprendre l’immunité des personnes en général », souligne Sheila O’Brien.
Dans un contexte pandémique de plus en plus complexe, ce flux de données en constante évolution pourrait éclairer la prise de décisions en ce qui concerne le meilleur moment pour administrer les doses de rappel et la tranche de la population à cibler. « Une personne qui a reçu trois doses de vaccin et a été infectée a-t-elle besoin d’une dose de rappel? s’interroge le Dr Evans. Et si oui, à quel moment? Comprendre le nombre d’infections dans la population et leur répartition (nous avons par exemple vu une plus forte prévalence chez les groupes plus jeunes) va s’avérer très important lorsque nous réfléchirons aux meilleures stratégies de gestion du risque. »
Au-delà de la COVID-19
L’étude nationale de la séroprévalence devait normalement se conclure au printemps 2022, mais elle a été prolongée jusqu’en 2023. Elle a aussi ouvert de nouvelles pistes de recherche tandis que la pandémie recule progressivement.
« En 2020, on a tout à coup reconnu le rôle que peuvent jouer les donneurs de sang et la Société canadienne du sang dans la surveillance de la santé publique, ajoute Sheila O’Brien. Cela a fait germer l’idée que nous pourrions avoir ce rôle en tout temps, même après la pandémie. »
La chercheuse a poussé cette idée encore plus loin dans un récent article rédigé en collaboration avec Steven Drews, un microbiologiste de notre équipe de recherche, et des scientifiques d’autres organisations. Les auteurs ont remarqué qu’à chaque fois qu’un donneur fait un don de sang, on recueille un tube supplémentaire au cas où il faudrait réaliser d’autres tests. Toutefois, puisqu’environ 20 % seulement de ces échantillons sont réellement utilisés, tous les autres pourraient être mis à disposition à d’autres fins (comme cela a été le cas pour l’étude de la séroprévalence). Ils pourraient par exemple être utilisés pour surveiller d’autres infections évitables par la vaccination. Les scientifiques pourraient aussi s’en servir pour dépister d’autres agents pathogènes émergents transmis par des animaux ou des insectes — un domaine de recherche particulièrement important dans la mesure où les changements climatiques affectent les habitats.
Les résultats des analyses du sang des tubes supplémentaires pourraient aussi être combinés à l’information obtenue lors de la sélection habituelle des donneurs, comme les taux d’hémoglobine, les médicaments pris, les vaccinations récentes, les antécédents de voyage, et autres. En outre, étant donné que près de 90 % de nos donneurs font des dons régulièrement, ils pourraient former une cohorte suivie au fil du temps. Nous étudions également la possibilité de recueillir d’autres données sur la santé et le style de vie des donneurs au moyen de questionnaires facultatifs qui pourraient nous fournir de précieux renseignements une fois associés aux données du registre de la santé.
« Toute société a besoin de donneurs de sang et de services de collecte du sang, résume le Dr Evans. Tant qu’ils feront partie du paysage institutionnel, je pense que nous pourrions faire preuve de bien plus de créativité et d’ingéniosité dans la façon dont nous exploitons leur potentiel. »
Cet article figure dans notre rapport annuel 2021-2022, Des liens vitaux. Il fait partie d’un chapitre sur la recherche et l’innovation qui présente un entretien avec le Dr Isra Levy, vice-président aux affaires médicales et à l’innovation, et dépeint plusieurs autres aspects du travail effectué au cours de l’exercice.